Dans un monde économique globalisé, les entreprises et particuliers qui opèrent au-delà des frontières nationales se heurtent fréquemment au phénomène de double imposition. Cette situation survient lorsqu’un même revenu est taxé dans deux juridictions différentes, créant une charge fiscale excessive qui peut freiner les échanges internationaux. Face à cette problématique, des mécanismes juridiques ont été développés pour atténuer ou éliminer ces doubles prélèvements. Ces dispositifs, alliant droit fiscal interne et conventions internationales, offrent des solutions adaptées aux différentes catégories de contribuables et de revenus transfrontaliers.
Les fondements juridiques de la lutte contre la double imposition
La double imposition constitue un obstacle majeur aux échanges économiques internationaux. Elle se manifeste lorsqu’un contribuable est assujetti à l’impôt pour un même revenu ou patrimoine dans deux États distincts. Cette situation peut résulter de conflits entre les critères de rattachement fiscal adoptés par différents pays, notamment entre le principe de résidence fiscale et celui de territorialité.
Le droit fiscal international s’est construit progressivement pour répondre à cette problématique. Historiquement, les premières conventions fiscales bilatérales remontent au début du XXe siècle, mais c’est après la Seconde Guerre mondiale que le mouvement s’est amplifié, parallèlement à l’intensification des échanges commerciaux mondiaux.
L’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) a joué un rôle prépondérant en élaborant un modèle de convention fiscale qui sert aujourd’hui de référence pour la négociation des accords bilatéraux. Ce modèle, régulièrement mis à jour, propose des solutions harmonisées pour répartir les droits d’imposition entre l’État de résidence et l’État de source des revenus.
Les principes directeurs de la fiscalité internationale
Plusieurs principes structurent la fiscalité internationale et guident l’élaboration des conventions fiscales :
- Le principe de non-discrimination qui interdit un traitement fiscal moins favorable des étrangers par rapport aux nationaux
- Le principe de réciprocité qui garantit un équilibre dans les concessions mutuelles entre États
- Le principe de coopération administrative qui facilite l’échange d’informations entre administrations fiscales
Ces principes s’incarnent dans un réseau mondial de plus de 3 500 conventions fiscales bilatérales. La France a signé près de 125 conventions fiscales, couvrant la quasi-totalité de ses partenaires économiques significatifs. Ces accords constituent le socle juridique permettant d’éviter ou d’atténuer la double imposition des revenus transfrontaliers.
En parallèle, le droit fiscal interne français contient des dispositions unilatérales visant à prévenir la double imposition, comme le crédit d’impôt pour les impôts payés à l’étranger. Ces mécanismes s’appliquent en l’absence de convention fiscale ou en complément de celle-ci lorsqu’ils sont plus favorables au contribuable.
Les mécanismes conventionnels d’élimination de la double imposition
Les conventions fiscales bilatérales constituent l’outil privilégié pour éliminer les doubles impositions. Elles mettent en œuvre plusieurs méthodes techniques pour atteindre cet objectif, chacune ayant ses spécificités et son champ d’application.
La méthode de l’exemption
Cette méthode consiste pour l’État de résidence à renoncer à imposer certains revenus ou éléments de patrimoine qui sont imposables dans l’État de source. L’exemption peut être totale ou avec progressivité. Dans ce dernier cas, les revenus exemptés sont pris en compte pour déterminer le taux d’imposition applicable aux autres revenus du contribuable.
Par exemple, selon la convention franco-allemande, les revenus immobiliers situés en Allemagne perçus par un résident fiscal français sont exemptés d’impôt en France, mais pris en compte pour le calcul du taux effectif d’imposition des autres revenus imposables en France.
La méthode du crédit d’impôt
Cette méthode, majoritairement utilisée dans les conventions modernes, permet à l’État de résidence d’imposer l’ensemble des revenus du contribuable, mais d’accorder un crédit d’impôt correspondant à l’impôt payé dans l’État de source. Ce crédit peut être:
- Un crédit d’impôt intégral: l’État de résidence impute l’intégralité de l’impôt payé à l’étranger
- Un crédit d’impôt ordinaire: l’imputation est limitée au montant de l’impôt qui aurait été dû dans l’État de résidence sur ces revenus
La convention fiscale entre la France et les États-Unis illustre cette méthode. Un résident fiscal français percevant des dividendes américains bénéficie d’un crédit d’impôt imputable sur l’impôt français, correspondant à la retenue à la source américaine.
Les conventions fiscales répartissent généralement les droits d’imposition selon la nature des revenus :
Pour les revenus immobiliers, l’imposition est généralement attribuée à l’État où est situé l’immeuble. Concernant les revenus d’entreprise, l’imposition revient à l’État de résidence, sauf existence d’un établissement stable dans l’autre État. Les dividendes, intérêts et redevances font l’objet d’une imposition partagée, avec des taux plafonnés de retenue à la source dans l’État de leur origine.
La mise en œuvre pratique de ces mécanismes nécessite souvent des procédures administratives spécifiques, comme la production de certificats de résidence fiscale ou l’application de formulaires conventionnels pour bénéficier des taux réduits de retenue à la source.
Les stratégies de planification fiscale internationale pour les entreprises
Les entreprises multinationales disposent de plusieurs leviers pour optimiser leur charge fiscale globale tout en respectant les règles visant à éviter la double imposition. Ces stratégies doivent s’inscrire dans un cadre légal et tenir compte des évolutions récentes en matière de lutte contre l’évasion fiscale.
Le choix de la structure juridique et de l’implantation
La sélection de la forme juridique des entités et de leur localisation constitue un élément fondamental de la planification fiscale internationale. Plusieurs facteurs doivent être pris en compte :
- Le réseau conventionnel du pays d’implantation
- Le régime fiscal applicable aux différents types de revenus
- Les règles de territorialité ou de mondialité de l’impôt
Par exemple, une entreprise française souhaitant développer ses activités en Asie pourrait envisager de créer une filiale à Singapour, qui bénéficie d’un vaste réseau de conventions fiscales dans la région et d’un régime fiscal attractif pour certaines activités.
La mise en place d’une holding dans un pays disposant d’un régime fiscal favorable aux dividendes et plus-values de cession peut permettre de centraliser la détention des participations et d’optimiser la remontée des bénéfices. Les Pays-Bas ou le Luxembourg ont longtemps été privilégiés pour ce type de structures, bien que les avantages se soient réduits avec l’évolution des législations anti-abus.
La gestion des prix de transfert
Les prix de transfert désignent les prix pratiqués lors des transactions entre sociétés d’un même groupe situées dans des pays différents. Leur détermination doit respecter le principe de pleine concurrence, c’est-à-dire correspondre aux prix qui seraient pratiqués entre entreprises indépendantes.
Une politique rigoureuse de prix de transfert permet d’éviter les redressements fiscaux et les doubles impositions qui en résulteraient. Elle nécessite :
- Une documentation complète justifiant les méthodes de détermination des prix
- Des analyses fonctionnelles et économiques des entités du groupe
- Une veille sur l’évolution des pratiques administratives dans les différents pays
En cas de désaccord entre administrations fiscales sur les prix de transfert, les procédures amiables prévues par les conventions fiscales peuvent être activées pour éliminer la double imposition.
L’utilisation des dispositifs conventionnels spécifiques
Certaines conventions fiscales contiennent des dispositions particulièrement avantageuses pour certains types d’opérations. Par exemple, la convention franco-luxembourgeoise prévoit des modalités favorables pour l’imposition des plus-values immobilières réalisées par des sociétés luxembourgeoises détenant des immeubles en France.
Les accords préalables en matière de prix de transfert (APP) constituent un autre outil permettant de sécuriser les relations intra-groupe. Ces accords, négociés avec une ou plusieurs administrations fiscales, fixent à l’avance les méthodes de détermination des prix de transfert pour une période donnée.
Toutefois, ces stratégies doivent s’inscrire dans le respect des mesures anti-abus qui se sont multipliées ces dernières années. Le projet BEPS (Base Erosion and Profit Shifting) de l’OCDE a conduit à l’adoption de nombreuses règles visant à lutter contre les pratiques d’optimisation fiscale agressive, comme la limitation de la déductibilité des intérêts ou l’introduction d’une clause anti-abus générale dans les conventions fiscales.
Les solutions pour les particuliers face aux enjeux de la fiscalité internationale
Les particuliers qui perçoivent des revenus de source étrangère ou qui détiennent un patrimoine international sont également confrontés aux risques de double imposition. Plusieurs dispositifs leur permettent de limiter cette charge fiscale excessive.
La détermination de la résidence fiscale
La première étape consiste à déterminer précisément la résidence fiscale du contribuable, qui conditionne l’étendue de ses obligations fiscales. En droit interne français, sont considérées comme résidents fiscaux les personnes qui ont en France :
- Leur foyer permanent ou lieu de séjour principal
- Le centre de leurs intérêts économiques
- Une activité professionnelle principale
En cas de conflit de résidence entre deux pays, les conventions fiscales prévoient des critères de départage hiérarchisés : foyer permanent, centre des intérêts vitaux, lieu de séjour habituel et nationalité.
Par exemple, un cadre français détaché aux États-Unis pour trois ans, qui conserve sa maison en France (louée pendant son absence) et y revient régulièrement, pourrait être considéré comme résident fiscal américain selon la convention fiscale franco-américaine si son foyer permanent est désormais aux États-Unis.
L’imposition des revenus de source étrangère
Pour les revenus du travail, les conventions fiscales attribuent généralement le droit d’imposition à l’État où l’activité est exercée. Toutefois, pour les missions temporaires à l’étranger, l’État de résidence conserve souvent le droit d’imposer si certaines conditions sont remplies (durée limitée du séjour, rémunération payée par un employeur résident de l’État d’origine).
Concernant les revenus de capitaux mobiliers (dividendes, intérêts), les conventions prévoient généralement une imposition partagée entre l’État de source et l’État de résidence, avec des mécanismes de crédit d’impôt pour éliminer la double imposition.
Pour les revenus immobiliers et les plus-values immobilières, le droit d’imposition est habituellement attribué à l’État de situation de l’immeuble, l’État de résidence accordant une exemption ou un crédit d’impôt.
Prenons l’exemple d’un résident fiscal français qui perçoit des loyers d’un appartement situé en Espagne. Selon la convention franco-espagnole, ces revenus sont imposables en Espagne. La France, en tant qu’État de résidence, les exempte mais les prend en compte pour déterminer le taux d’imposition applicable aux autres revenus (exemption avec progressivité).
Les obligations déclaratives et le cas des expatriés
Les contribuables percevant des revenus de source étrangère doivent respecter des obligations déclaratives spécifiques. En France, ils doivent notamment déclarer ces revenus sur des formulaires annexes à la déclaration d’impôt sur le revenu et, dans certains cas, déclarer leurs comptes bancaires et contrats d’assurance-vie détenus à l’étranger.
Pour les expatriés, des régimes particuliers peuvent s’appliquer. En France, les salariés détachés à l’étranger par leur employeur français peuvent, sous certaines conditions, bénéficier d’une exonération d’impôt sur le revenu pour la part de leur rémunération correspondant à leur activité à l’étranger.
À l’inverse, les impatriés (salariés venant travailler temporairement en France) peuvent bénéficier d’exonérations partielles de leur rémunération pendant une période limitée, ce qui évite une surcharge fiscale liée à leur mobilité internationale.
Évolutions récentes et perspectives de la fiscalité internationale
La fiscalité internationale connaît des mutations profondes sous l’effet de plusieurs facteurs : la digitalisation de l’économie, la mobilité croissante des personnes et des capitaux, et la volonté des États de lutter contre l’évasion fiscale tout en préservant leur attractivité.
L’impact du projet BEPS et de la convention multilatérale
Le projet BEPS (Base Erosion and Profit Shifting) lancé par l’OCDE en 2013 a profondément modifié le paysage de la fiscalité internationale. Il vise à lutter contre les stratégies d’optimisation fiscale des entreprises multinationales qui exploitent les failles et les différences entre les régimes fiscaux nationaux.
La mise en œuvre du projet BEPS s’est notamment traduite par l’adoption de la Convention multilatérale pour la mise en œuvre des mesures relatives aux conventions fiscales (Instrument multilatéral ou MLI), signée par plus de 90 juridictions. Cette convention permet de modifier simultanément des milliers de conventions bilatérales sans renégociation individuelle, en y intégrant :
- Une clause anti-abus générale basée sur le critère de l’objet principal
- Des dispositions contre les montages hybrides
- Des règles sur les établissements stables
- Des mécanismes améliorés de résolution des différends
Ces évolutions limitent certaines stratégies d’optimisation fiscale mais offrent aussi une plus grande sécurité juridique aux contribuables grâce à l’harmonisation des règles et au renforcement des procédures de règlement des différends.
Les défis de l’économie numérique
L’économie numérique pose des défis particuliers en matière de fiscalité internationale. Les modèles économiques digitaux permettent à des entreprises de réaliser d’importants bénéfices dans des pays où elles n’ont pas de présence physique significative, échappant ainsi aux règles traditionnelles d’imposition basées sur la notion d’établissement stable.
Face à cette situation, plusieurs initiatives ont émergé :
L’OCDE a développé une approche en deux piliers : le Pilier 1 vise à attribuer une part des bénéfices des grandes entreprises multinationales aux juridictions de marché, indépendamment de leur présence physique ; le Pilier 2 prévoit un impôt minimum mondial de 15% sur les bénéfices des grandes entreprises multinationales.
En parallèle, certains pays comme la France ont adopté des taxes sur les services numériques (TSN), applicables aux revenus générés par certaines activités numériques sur leur territoire. Ces taxes nationales sont conçues comme des mesures transitoires en attendant une solution internationale coordonnée.
Vers une harmonisation fiscale renforcée ?
Le mouvement vers une plus grande harmonisation fiscale au niveau international s’accélère, porté par plusieurs facteurs :
L’échange automatique d’informations financières entre administrations fiscales est devenu une réalité, avec plus de 100 juridictions participant à ce dispositif qui rend transparentes les données bancaires des contribuables à l’échelle mondiale.
Les directives européennes anti-évasion fiscale (ATAD) ont imposé aux États membres de l’Union européenne l’adoption de règles communes contre les pratiques fiscales abusives : limitation de la déductibilité des intérêts, imposition des sociétés étrangères contrôlées, lutte contre les dispositifs hybrides.
Le Registre des bénéficiaires effectifs des sociétés et autres entités juridiques permet désormais d’identifier les personnes physiques qui contrôlent in fine les structures parfois complexes utilisées pour dissimuler la propriété d’actifs.
Ces évolutions réduisent les possibilités d’optimisation fiscale agressive mais renforcent la nécessité pour les contribuables internationaux d’adopter une approche proactive et transparente de leur conformité fiscale.
Dans ce contexte mouvant, les contribuables – entreprises comme particuliers – doivent rester vigilants face aux évolutions normatives et adapter leurs stratégies fiscales internationales en conséquence. La prévention de la double imposition reste un objectif légitime, mais elle doit s’inscrire dans le respect des nouvelles règles anti-abus qui façonnent désormais le paysage fiscal mondial.